"DÉVORER DES YEUX"
08/07/2020 _ Partager l'article



La suprématie de la vue sur le goût

[L.A.EATS (série), photographies,, Stephanie Gonot, 2014]
Avec l’avènement du Food Porn et la puissance de la photographie culinaire,
nous sommes entrés dans une ère où le plaisir de la contemplation de l’aliment prend le pas sur le plaisir gustatif. Nous pouvons éventuellement parler d’une consommation fantasmatique de l’aliment. Ce dernier est idéalisé.
Il existe une quête à l’aliment visuellement parfait, que cela soit le produit brut, cuisiné, dans notre assiette, en photographie… Cette quête semble poussée à l'extrême dans les photographies de l'artiste Stéphanie Gonot. Elle met en scène des natures mortes avec une certaine sublimation de la nourriture, allant jusqu’à élever ce que nous mangeons au statut d’œuvre artistique. Cette sublimation passe par l’exploitation des couleurs des aliments, jusqu’à leur saturation. Les aliments mis en scène sont ainsi gourmands, alléchants, presque idylliques.

[Ice cream for La Mag, Stéphanie Gonot]
L’industrie alimentaire joue de cette tendance pour guider nos regards… et nos achats. Elle cherche à contrôler toujours plus les aliments : forme, couleur, goût, conservation. Elle tend à produire des aliments parfaits. Ce qui conditionne les attentes du consommateur qui sera plus aisément mis en confiance par un joli fruit qu’un fruit « moche ». C’est pourquoi l’aspect visuel de la denrée influe fortement sur la perception que nous en aurons.

[Vegetables collection, Driessens & Verstappen, 2011]
Le beau prime sur le bon… À trop accentuer l'esthétique visuelle d'un aliment, il ne faudrait pas en délaisser les autres sens. Autour de cette question de l'esthétisation du goût, il est intéressant de lire l'essai sur les relations entre arts et cuisine pour la revue Menu Fretin, de Caroline Champion2. Elle critique le côté spectacle et ornemental de la cuisine d'aujourd'hui. En accordant une trop grande place au visuel, la cuisine risque de passer à côté de ce qui est son essence même : le goût. En rendant la vue plus importante que le goût, l'autrice écrit que nous entrons dans un esthétisme vide de sens, qui privilégie une certaine contemplation du plat. Au détriment des enjeux initiaux de la cuisine ?
Comme nous avons vu dans l'article Le goût et les cinq sens , déguster un mets relève de tous les sens, du goût à l'odorat, au toucher… Cela ne saurait se limiter à la vue seule. Pour contrer cette prépondérance de la vue, et redonner leurs lettres de noblesses aux autres sens, des restaurants ont innové en proposant l'expérience de manger dans le noir. Au mangeur de se concentrer sur les autres ressentis : le son, le goût, les fragrances.
1. Extrait de la seconde partie de Hors-d'œuvre, Essai sur les relations entre arts et cuisine, Menu Fretin, 2010. Publié dans les Cahiers de la Gastronomie, n°4 (été 2010), Caroline Champion
2. Hors-d'œuvre, Essai sur les relations entre arts et cuisine, Menu Fretin, 2010. Publié dans les Cahiers de la Gastronomie, n°4 (été 2010), Caroline Champion
Plus d'articles :
← ON MANGE AVEC LES YEUX
MANGER POUR VIVRE →